Ce fut l’une des grandes victoires diplomatiques du Premier ministre indien Narendra Modi. Arrivé au pouvoir à New Delhi en avril 2014, il réussissait six mois plus tard à persuader l’Assemblée générale des Nations unies à adopter sa résolution faisant du 21 juin, solstice d’été, "la Journée internationale du yoga".
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Strict végétarien et fervent adepte du yoga qu’il dit pratiquer quotidiennement, Modi a montré son intérêt pour cette discipline en créant un ministère chargé du yoga et des pratiques thérapeutiques traditionnelles. En septembre 2014, c’est à la tribune des Nations unies, dans le cadre de la 69e session de l’Assemblée générale de l’organisation multilatérale, qu’il a évoqué le thème du yoga, rappelant que cette discipline, qui connaissait aujourd’hui une popularité grandissante en Occident, s’inscrit dans la tradition plurimillénaire indienne de la recherche du bien-être physique et mental. Aussi, a-t-il plaidé pour qu’une journée lui soit consacrée sur le plan international.
Au grand étonnement des observateurs, la demande du Premier ministre Modi a suscité un quasi-consensus, avec 175 pays sur les 193 que compte l’organisation se prononçant en faveur de la résolution indienne. Dès la proclamation de la décision onusienne, le leader indien s’est déclaré "enchanté". Et d’ajouter : "Je n’ai pas de mots assez forts pour décrire ma joie".
C’est dans ce contexte euphorique que se sont déroulées en 2015 les manifestations célébrant la première Journée internationale du yoga, avec des séances de yoga publiques dans 251 villes, sur six continents.
À Delhi, c’est le Premier ministre indien qui a lui-même conduit la séance d’étirements et d’exercices de respiration, sur l’avenue Raj Path, équivalent des Champs-Elysées parisiens. Mobilisation record, avec 35 000 participants installés derrière lui, chacun assis sur son tapis multicolore, en position de lotus et s’exerçant sur fond de musique classique indienne. Pour le deuxième anniversaire de la Journée international du yoga, Modi propose de renouveler l’expérience cette année, à Chandigarh, dans l’État régional du Punjab.
Les amateurs et les professionnels français du yoga se sont réunis, pour leur part, dès ce samedi 18 juin à la Villette, à Paris, sous l’égide des services culturels de l’ambassade de l’Inde.
Yoga, un souffle de liberté
Le yoga qui signifie en sanscrit "réunir, joindre, mettre ensemble" consiste en pratiques combinant des postures permettant d’unifier ou d’harmoniser le travail du corps, du souffle et du mental. Il est fondé sur la philosophie ancestralehindoue qui met l’accent sur l’union du matériel et du spirituel. C’est depuis la fin des années 1950, lorsqu’on a redécouvert ses effets positifs en termes de bien-être et gestion du stress, que le yoga comme discipline corporelle et mentale connaît un boom en Occident.
"Le yoga nous apprend à être en paix avec soi-même", affirme pour sa part le photographe et réalisateur Stéphane Haskell qui, après avoir été paralysé suite à une opération du dos périlleuse, a pu retrouver le chemin vers la guérison grâce à la pratique intensive du yoga pendant deux ans. "Alors que la rééducation classique passe par l’effort physique uniquement, le yoga m’a permis de mettre le mental à contribution par une meilleure gestion du souffle", explique Haskell, qui a consacré un film émouvant sur sa guérison par le yoga, au titre évocateur Breathe, un souffle de liberté.
Ils sont aujourd’hui plusieurs dizaines de millions d’Occidentaux à fréquenter les centres du yoga. Deux millions en France, 36 millions aux États-Unis, et en tout 250 millions à travers le monde. Une majorité de femmes, des citadines, pour qui les centres de yoga sont des lieux de remise en forme où à coups d’asana (posture) et d’exercices de contrôle de la respiration, on apprend à gérer le stress de la vie urbaine. Des méthodes sont enseignées soit par des maîtres venus de l’Inde soit par des moniteurs ou monitrices du cru qui guident les adeptes après avoir eux-même suivi des formations en Inde.
Récupérer l’héritage
Selon l’analyse passionnante de l’évolution de la pratique du yoga que fait la géographe française Anne-Cécile Hoyoz, auteur d’une thèse sur "L’espace-monde du yoga", la vulgarisation du yoga dans le monde occidental s’inscrit dans un processus de mondialisation culturelle en cours depuis la décolonisation.
La mondialisation du yoga a commencé, raconte Hoyoz, à partir de la fin du XIXe siècle, avec la visite en Occident des hommes spirituels indiens qui ont joué un rôle fondamental dans la promotion du yoga à travers le globe. Mais très vite, cette circulation à sens unique a cédé la place, explique la spécialiste, à un développement en réseau avec l’émergence de plusieurs centres de diffusion, notamment en Inde, en Amérique du Nord et en Europe. "L’Inde, même si elle est le berceau du yoga, écrit Hoyoz, n’est pas le pays où l’on le pratique le plus." Aussi, la question se pose aujourd’hui de savoir s’il n’existe pas, aux côtés d’un yoga indien, un yoga français, un yoga américain ?
Une question qui met en cause l’exclusivité de l’origine indienne du yoga. Pour beaucoup d’observateurs, c’est parce que New Delhi a peur de se faire voler l’héritage que représente le yoga qu’elle s’active dans les organisations internationales pour se le réapproprier. La bataille est d’autant plus rude que le pouvoir hindouiste en place à New Delhi, qu’on dit proche des cliques des maîtres à penser spirituels à la mode – les Baba Ramdev et les Sri Sri Ravishankar -, n’est pas insensible aux juteux profits auxquels le marché de la spiritualité et du bien-être donne désormais lieu.
Les gourous indiens veulent eux aussi leur part de ce marché estimé à quelques dizaines de milliards d’euros en chiffres d’affaires. Le gouvernement indien aussi, car les retombées de la reconnaissance de l’Inde comme la seule garante de l’authenticité du yoga promettent d’être substantielles pour les secteurs du tourisme et de la santé alternative.
Pour le parti hindouiste qui gouverne l’Inde depuis vingt-quatre mois, se réapproprier le yoga associé à l’hindouisme n’est pas une démarche innocente. Ce parti est soupçonné de vouloir changer la Constitution pour faire de ce pays un Etat hindou, abandonnant la laïcité qui a servi de ciment depuis l’indépendance entre la majorité hindoue et les minorités chrétienne et musulmane.
La célébration de la Journée mondiale du yoga s’inscrit, explique Isabelle Saint-Mézard, spécialiste de la diplomatie indienne, "dans un projet diplomatique plus vaste, visant à promouvoir le rayonnement international de la culture indienne, et surtout de sa composante hindoue". La minorité musulmane de l’Inde qui représente près de 13 % de la population indienne ne s’était pas d’ailleurs trompée. Elle s’est opposée dès 2015 à ce que le gouvernement rende le yoga obligatoire dans les écoles publiques que fréquentent leurs enfants. L’obligation faite aux écoles d’enseigner le yoga avait fait polémique et avait été débattue au Parlement.
"Pourquoi les séances du yoga doivent se terminer obligatoirement, s’était interrogé un député musulman en pleine période de polémique, par une prière hindoue ?" "Puisque le Premier ministre estime que faire du yoga est faire preuve du patriotisme, on pourrait peut-être tout simplement conclure la séance en chantant l’hymne national", a-t-il ajouté.
– Cet article de Tirthankar Chanda a initialement été publié sur le site de RFI.
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Les enjeux cachés de la Journée internationale du yoga